Jobin

En fonction des corps
par Elisabeth Jobin

Laura, Erika, Michele : tous, Olivier les a faits « légataires du passé ». D’un passé dont il a tenté de s’échapper au cours de quatorze ans de silence, alors qu’il a fui seul à Paris, après le drame de la dépression et du divorce. Il laisse son fils Michele, âgé de trois ans, à la garde de sa sœur Laura. Qui pendant toutes ces années fait de ce garçon le sien, jusqu’à ce qu’Olivier demande à le rencontrer. C’est sur cette rencontre que s’ouvre le roman.

Ou encore: sur cette mise en scène. Des retrouvailles, arrangées sur quatre jours, qui ne sont possibles que moyennant une médiation exemplaire. D’où le choix de Genève, ville neutre. Aucun souvenir ne s’y rattache. Ni pour Laura, venue de Zurich avec sa compagne Erika, ni pour Olivier. Leur rencontre a été planifiée à l’avance : renouer les liens estompés, avant de revoir Michele après trois jours passés entre adultes. Et, tandis qu’ils se retrouvent à la façon d’acteurs dans le décor minutieux d’une scène, l’écriture de l’auteur tessinois se prend au jeu du théâtre : elle introduit des monologues, lorsqu’Olivier ou Erika font part de leurs pensées, ou encore des dialogues, entre Laura et son frère. Les personnages restent livrés à eux-mêmes, aucun narrateur n’intervient.

En effet, l’une des forces du livre réside dans sa simplicité. Ici, les blessures s’inscrivent dans le quotidien, tristement banales, et pourtant gracieusement poignantes, dépouillées d’héroïsme et de pathos. C’est un chant des corps qu’évoque une sensibilité rare, héritage de la poésie à laquelle s’est déjà adonné l’auteur. Une litanie du désir affolant ou de la brûlure acide d’une caresse. Ainsi Olivier dévoile la brisure de son premier mariage, dans son Italie natale : la peur du sexe, d’une tendresse déplacée que rejette son corps. Puis le choc décisif, lorsqu’un voisin abat son enfant et sa femme en pleine nuit. L’événement, bien que tout à fait extérieur à sa vie, plonge Olivier dans une torpeur que sa femme Paola interprète comme la marque d’une trop grande faiblesse. Et de les quitter, lui, dépressif, et l’enfant, trop encombrant.

Entre le passé et lui-même, Olivier, ébranlé, mettra une langue, une distance, ira même jusqu’à tenter d’aimer une autre femme, « une façon de garder à juste distance le chaos, un renoncement à se sentir vivant ». Laura, de son côté, n’apprendra pas l’italien au petit Michele qu’elle élèvera, mais l’allemand de sa compagne Erika.

Cette dernière est une figure d’apaisement dans ce roman. Dramaturge et écrivain, elle joue les médiateurs entre Laura et son frère. Observatrice, elle analyse les relations de la même manière qu’elle conçoit le théâtre. Cela parce que les personnages témoignent d’un lien étroit avec l’art. Leur approche du théâtre ou de la danse exerce chez eux une telle fascination qu’elle finit par provoquer une constante remise en question. Elle les pousse, chacun à part soi, à l’introspection. Comme le note Erika, « nous passons notre vie à chercher une peau qui nous empêche de nous évaporer (dans la joie, dans l’orgasme, dans la souffrance brutale). Et l’art, pour nous, est cette membrane, l’art, rempart de la vie ».

Ce n’est pas un hasard si Olivier, le plus fragile, le plus seul aussi, sera comme aimanté par la danseuse Shawanna, dont la performance, vue en compagnie de Laura et Erika à Genève, le bouleverse. Ce spectacle provoque en lui une petite épiphanie, puisque, le temps d’un soir, « tout est encore possible, ce lien rêvé entre le fluide vital et la création n’est pas effiloché par les mille excuses du quotidien, par la misère du présent ». Cette rencontre – ou impact – à la fois avec l’art et celle qui l’interprète, invite Olivier à vivre une renaissance. A l’image d’une représentation de danse, il s’agit d’accepter sa sensualité et sa sexualité, de placer le corps au centre. « Il n’y a pas d’autre façon de [se] sauver », de se comprendre, remarque Olivier.

On notera le parallèle entre les thèmes abordés et la biographie de l’auteur. Tandis que sa thèse en Theaterwissenschaft (sciences du théâtre) à l’université Berne explique son amour du spectacle, la revue Hétérographe, revue des homolittératures ou pas:, dont il est le fondateur, se préoccupe autant de littérature que de sexualité. Sans oublier son attrait pour les langues, Lepori étant lui-même traducteur. Ainsi ce second roman, écrit en italien puis autotraduit en français, a également été traduit en allemand par Jacqueline Aerne. On trouve une version trilingue dans laquelle chaque personnage s’exprime dans sa langue, chacune drainant certains aspects de ces existences, soulignant la dispersion d’une famille et la difficulté d’une potentielle fusion. Tandis que le français d’Olivier évoque une mise à distance, l’italien qu’il parle avec sa sœur le lie à son passé. L’allemand d’Erika se fait langue de la création, de la négociation.

Sexualité, malgré son apparente brièveté, sait rapprocher des thèmes au premier abord hétéroclites pour en faire un noyau lisse. Le propos semble toujours exact : famille, art et langue, douleur de la banalité des jours, alors qu’un événement brutal qui relève malheureusement du fait divers prend possession du parcours d’une vie. La grande poésie de ce livre est de savoir tresser ces sujets, de les embrasser tous, de les lire à travers la force du théâtre, relevant notre prétention à se mettre nous-mêmes en scène dans nos rapports aux autres. Le style imagé de l’auteur, s’il peut parfois sembler surchargé, fait cependant montre d’une grande douceur envers ses personnages. Ambitieux, Sexualité ouvre les yeux sur le corps et la manière de le lire. (Viceversalitterature, 15/09/2011)

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