TRANSLATION

La traduction comme création
Translation and creativity

Martine Hennard Dutheil de la Rochère & Irene Weber Henking (éds.), Lausanne, Centre de Traduction Littéraire (Unil), Théorie n°57.

Avec des textes de Susan Bassnett, Christine Raguet, Pierre Lepori, Jean-Pierre Lefebvre, Marie Emilie Walz, Joanna M. Szymanski, Isabelle Sbrissa, Arno Renken et Cléa Chopard.

« [Cet ouvrage] célèbre le « tournant créatif » affirmé par Susan Bassnett, et permet de penser la relation entre « original » et « traduction » comme un processus dynamique ouvert sur les devenirs possibles de chaque texte, mais aussi comme méthode d’élaboration de nouvelles écritures. […] A la suite de Susan Bassnett, nous proposons donc de penser les pratiques de la traduction comme autant de poétiques traductives qui invitent à une réflexion sur la langue, et ouvrent sur une nouvelle histoire des formes, des styles et des genres littéraires à partir de la traduction conçue comme laboratoire d’innovation littéraire. » (Extrait de la préface)

Table des matières

 

Comment je suis devenu queer (in translation) :
un témoignage littéraire

« Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire » (« Ich fürchte, wir werden Gott nicht los, weil wir noch an die Grammatik glauben » (Nietzsche KGW, VI/3, 1967 : 71-2)): dans sa fureur anticartésienne, la déclaration de Nietzsche au §5 du Crépuscule des idoles anticipe une partie de la déconstruction derridienne (et de son phallogocentrisme) et se niche au cœur de l’anti-essentialisme contemporain. Mais si les réflexions de Judith Butler ou d’Eve Kosowski-Sedgwick sont aujourd’hui amplement discutées dans les domaines des sexualités nouvelles et du décloisonnement du genre, il est plus rare de les voir surgir dans l’univers – pourtant si profondément marqué par des crispations identitaires – de la traduction, en particulier littéraire. Il y a quelques années, je me suis donc lancé dans l’invention d’une devise – Queer in translation – qui est bien plus qu’une boutade et qui depuis marque en profondeur mon travail littéraire. […]

Si « une langue est avant tout un mode de penser » et « une façon de voir et de sentir », comme le dit Julien Green dans Le langage et son double (Green 1957 : 155), traverser sa frontière (étanche uniquement pour les nationalistes) était une manière de réécrire l’identité, de muer de minorisé – en italien, « minorato » est le malade mental – en minorité : « transformer la langue de son pays, c’est un acte politique », clame Pierre Guyotat (Guyotat 2000 : 121), alors que Didier Eribon, l’un des maîtres français de la pensée queer, remarque à propos de son récit socio-autobiographique Retour à Reims : « on se reformule, on se recrée (comme une tâche à reprendre indéfiniment)» (Eribon 2009 : 229).
À l’ombre tiède – parfois accueillante – de l’entre-deux langues, j’avais donc ouvert une brèche, incertaine comme une blessure, et il fallait en assumer les conséquences, à commencer par ce nom étrange, gênant et flatteur, dont j’ai été soudain affublé, « poète », celui qui fabrique (poiein) le langage avant toute chose (je crois). Embarrassé par cette responsabilité imméritée, je m’empresse d’y ajouter le mot d’Yves Bonnefoy : « Aussi peu le poème aura-t-il réussi à être le dévoilement de la Présence, autant il a été en son commencement, et demeure – c’est là sa qualité négative, mais qu’il ne faut pas méconnaître – le dégel des mots, la dispersion des notions qui figent le monde, en bref un état naissant de la plénitude impossible : et s’il ne peut s’y tenir, il en dit au moins l’espérance » (Bonnefoy 1990 : 216). Dans mon premier livre de poèmes – et dans le suivant, composé aussitôt, mais paru dix ans après –, j’ai clairement voulu marquer ma dette envers la traduction ; au milieu du texte, dans les deux cas, j’ai inséré une page traduite, comme une déclaration de poétique : Les poètes des sept ans dans Qualunque sia il nome et un passage tiré d’Exil de Saint-John Perse dans Strade bianche : « Voici que j’ai dessein d’errer parmi les plus hautes tranches phonétiques ; jusqu’à des langues très entières et très parcimonieuses / comme ces langues dravidiennes qui n’eurent pas de mots distincts pour ‘hier’ et pour ‘demain’ » (Lepori 2014 : 64). […]

Certes, il fallait accepter le poison inscrit dans ces démarches littéraires, l’assumer à la première personne : Sessualità-Sexualité-Sexualität était un cas limite, un manifeste transculturel à l’ombre duquel ont germé d’autres textes irréguliers (Danièle, Il pesce clown, Silk, Dies Irae, des manuscrits qui parfois ne trouvaient même plus d’éditeur à leur pied). Et il fallait aussi accepter les accusations d’intellectualisme.
Or, je n’ai jamais nié – et mes personnages le plus souvent cultureux l’attestent – qu’une ferveur intellectuelle, une pensée engagée et pointue, peut s’incarner, faire-corps (pour utiliser un terme butlérien, l’embodiment) avec l’écriture fictionnelle et les préoccupations les plus intimes. Mais aucun écrivain n’a envie d’être le porte-drapeau d’une idée, fusse-t-elle la plus libertaire ; ou tributaire d’un carcan théorique alors que son impulsion créative gicle d’un geyser (Pierre Emmanuel) ou d’une « obscure floraison » (René Daumal 1970 : 190). Sans vouloir verser dans un romantisme éculé, ma recherche se savait au cœur d’un balbutiement, sur une ligne intime incertaine : « je suis né nom pour m’empêcher de n’être jamais une pensée, une idée » écrit Nacer Khelouz (De mon étrangeté, ma raison d’être), « un chien, tenez donc, ça a un nom – qu’on lui a donné et qu’il a été bien aise de recevoir – mais ça n’a pas d’idée. Les noms de l’étranger sont des noms de chiens (…). Et quand ils sortent comme une trainée incandescente, c’est pour s’imprimer en toutes lettres sur les murs, le long des voies ferrées, dans les couloirs de métro, dans les toilettes publiques, dans les commissariats, dans les demandes d’emploi à l’Agence Nationale Pour l’Emploi » (Khelouz 2011 : 10). Mais pour que cet exil soit cohérent – ce n’est au fond jamais rien d’autre, une question de cohérence – il fallait lâcher prise, épuiser la raison, traverser l’altérité, pour retrouver peut-être intacte la ligne de fracture : « nous devons être bilingue même en une seule langue », toujours Deleuze, « nous devons avoir une langue mineure à l’intérieur de notre langue, nous devons faire de notre propre langue un usage mineur » (Deleuze 1996 : 11).
Au moment où j’écris, je ne connais pas la suite de cette ligne de fuite: je viens de publier un roman, encore une fois en deux versions (Come cani / Comme un chien), où les personnages se perdent après avoir eu le réconfort de mettre en commun leurs « maladies » (celle du Wanderer, de l’asperger, de l’homosexuel). J’entreprends un parcours dans le théâtre, une formation en mise en scène et des projets de spectacles (dont l’adaptation scénique de Sans peau). Cela va peut-être me pousser vers le « mot-souffle » qui retombe après chaque réplique, chaque répétition, chaque nuit. Et je relis intensément Pirandello, auteur d’un essai mettant côte à côte comédiens et traducteurs (Illustratori, attori, traduttori), qui dans les Six personnages en quête d’auteur rappelle d’une manière franchement queer : « on peut naître à la vie de tant de manières, sous tant de formes: arbre ou rocher, eau ou papillon… ou encore femme. Et l’on peut aussi naître personnage» (Pirandello 1993 : 681-2). Le génial Pirandello qui, en fin de carrière, fait dire à la protagoniste de Trovarsi  : « Et ceci est vrai… Mais rien n’est vrai… La seule vérité c’est qu’il faut se créer, créer ! Et c’est alors seulement qu’on se trouve » (Pirandello 2007 : 614).

Pierre Lepori, extraits