Poète de la raréfaction, Leopoldo Lonati, né au Tessin en 1960, exprime l’émotion dans une fulgurance où la langue est condensée au plus haut point. Dans son recueil Le parole que so / Les mots que je sais (Leggere 2005; Ed. d’en bas 2014), récemment traduit en français par les poètes et traducteurs Mathilde Vischer et Pierre Lepori, les envolées lyriques et presque mystiques sont contrebalancées par des chutes ironiques. « La poésie de Lonati, note Pierre Lepori dans sa postface au recueil, regarde les cieux déchirés d’après l’agonie, elle élève une parole brute et lapidaire où les champs sémantiques s’entrechoquent, amplifiant ainsi la puissance de la profération. » Et de citer ces vers : « Le tissage digne et rusé d’une araignée / D’une bobine d’une turbine d’un bistouri électrique / Tout droit glissé dans le tourbillon / Dans le puits / Dans le fruit ».
Leopoldo Lonati, Les parole che so / Les mots que je sais, traduit de l’italien par Mathilde Vischer et Pierre Lepori, préface de Daniel Maggetti, postface de Pierre Lepori, Lausanne, d’en bas, 2014.
Le cri jaillit aujourd’hui du livre de Leopoldo Lonati Le parole che so / Les mots que je sais, traduit de l’italien avec fidélité par Mathilde Vischer et Pierre Lepori qui signe une postface informée et passionnée. Une douleur nette, écrite au plus près de la violence de la vie et du désir de lumière (d’apaisement? de consolation? je préfère imaginer un appel de clarté), se noue et se tord dans des poèmes d’une rare intensité, à la fois triviale, incarnée et très cérébrale. (…) Que ce livre soit d’inspiration ouvertement religieuse, adressé à un dieu silencieux incompréhensible et incompris, n’empêche pas la force poétique des textes ici rassemblés d’atteindre une puissance telle qu’elle déploie par ellipses successives, par rapprochements improbables, par revirements imprévisibles, une très haute teneur de pensée et de sensibilité qui perturbera et transformera chaque lecteur. Chaque poème est le fruit d’un grand travail sur le langage, sur ce qu’il ouvre et ce qu’il cache, d’une interrogation poignante sur un silence existentiel déchiré et déchirant, d’une quête, parfois insensée, qui persiste. Françoise Delorme, Viceversa Littérature, juillet 2014.
Postface
Désigner d’entrée de jeu le travail de Leopoldo Lonati sous le signe de la «poésie religieuse» pourrait rebuter plus d’un lecteur francophone: de grandes figures d’écrivains croyants ne sont certes pas absentes de l’histoire littéraire française, mais la puissance émotionnelle des œuvres de Claudel ou Mauriac ouvre plutôt sur une vision large de l’expérience spirituelle, où la foi n’est pas question de credo mais de hauteur, de verticalité.
La tradition italienne est tout autre. Et sous plusieurs aspects paradoxale. Sans vouloir remonter jusqu’à l’époque médiévale – aux cosmogonies dantesques ou aux poètes spirituels tels Saint-François d’Assise ou Jacopone da Todi – on pourra s’étonner du fait que la naissance de la poésie moderne dans un pays à la tradition catholique incontestable soit marquée par une séparation nette entre l’aspiration à « une littérature et une vie nationales » (le mot est de Gramsci) et la pensée religieuse. À l’exception de la figure monumentale d’Alessandro Manzoni (qui intègre la piété populaire à son roman fondateur, Les Fiancés, et qui, dans les six Hymnes sacrés qui suivirent sa conversion au jansénisme, ne manque jamais de considérer la puissance du Saint-Esprit dans sa portée historique), les poètes du jeune pays unifié se situent franchement dans le camp laïque: de l’Hymne à Satan de Carducci (1863) aux Poèmes du Risorgimento de Giovanni Pascoli (1913), en passant par la production naturaliste de la bohème milanaise ou par les hellénismes décadents d’un D’Annunzio, la fracture entre Église et État engendrée par l’occupation de la ville de Rome par les troupes du Rois d’Italie (la « Breccia di Porta Pia », 1870) incite les artistes du nouvel État à un devoir d’historicité qui ne sera pas démenti au cours du vingtième siècle. Si la période fasciste semble en partie apaiser ce lourd différend (en tout cas sur le plan politique, avec les accords du Latran), les tendances modernistes de la poésie hermétique et plus tard des avant-gardes éloignent quelque peu les écrivains italiens d’une motivation religieuse. Paradoxe extrême : dans un après-guerre marqué par la domination politique démocrate chrétienne (et par ses dispositifs de censure), la culture reste l’affaire de la gauche athée (troublée parfois par des tentatives de « compromis », le plus important étant celui de Pier Paolo Pasolini à l’époque de son Évangile selon Saint Matthieu, 1964).
Cependant, ce paysage esquissé à grands traits n’implique aucun renoncement à la source poétique religieuse, qui peut dès lors, dans sa position culturellement minoritaire, emprunter des chemins plus abrupts, en s’inscrivant par exemple dans la profondeur d’une inspiration mystique souvent hérétique. Tandis qu’un chercheur d’une érudition colossale comme Giovanni Pozzi travaille avec acharnement à l’édition d’un puissant corpus d’écrits mystiques italiens (en particulier féminins), des poètes catholiques empruntent ces voies ardues: David Maria Turoldo, Cristina Campo, Margherita Guidacci, Giovanni Testori ou Mario Luzi – auxquels on pourrait ajouter, dans une dimension plus visionnaire, Alda Merini et Guido Ceronetti. Ce sont souvent des écrivains solitaires, singuliers dans leur approche de la poésie et mal aimés de la critique.
Ce petit excursus historique dessine en filigrane le réseau d’influences qui sous-tend la production poétique de Leopoldo Lonati, et lui permet – pour citer le postfacier de l’édition italienne du recueil,Dubravko Pušek – «une fusion suggestive entre la nécessité d’une poésie dotée d’une large ouverture humaine et sociale et […] d’une tradition poétique religieuse, violente comme la Bible l’est». L’écho brutal des Crucifixions de Testori retravaille donc de l’intérieur la section finale, Office des ténèbres, alors que le titre de la section centrale éponyme de l’ensemble du recueil, Les mots que je sais, reprend l’injonction de la sublime Neurosuite de Margherita Guidacci : « et maintenant je donnerai / à chaque chose son nom / quelle que soit la chose / et quel que soit le nom / que je doive lui donner ».
Si les épigraphes des trois sections témoignent de la verticalité de la grande poésie allemande (avec Hölderlin, Novalis et Celan), c’est sous le signe de la déchirure, du creux mystique, de la nuit obscure que la versification de Lonati avance en débroussaillant une «selva oscura» de signes et de présages. L’horizon est celui des «temps de la pauvreté» évoqués par Heidegger à partir d’Hölderlin, mais le regard est rivé de tout temps au «dieu / Cloué au bois» qui transforme la tragédie de l’être (et la maladie du père, dans la section « Dans l’antichambre du cerveau ») en scandale perpétuel ; le Christ mourant aspire « la vie / Toute la vie / de l’intérieur de la mort ».
La poésie de Lonati regarde les cieux déchirés d’après l’agonie, elle élève une parole brute et lapidaire où les champs sémantiques s’entrechoquent, amplifiant ainsi la puissance de la profération : « Le tissage digne et rusé d’une araignée / D’une bobine d’une turbine d’un bistouri électrique / Tout droit glissé dans le tourbillon / Dans le puits / dans le fruit ». Le verbe est impitoyable, il déploie toute la richesse d’une palette linguistique où la préciosité côtoie le trivial («fanculo la preda», «ta gueule la proie»). Les mots cognent pour mieux percer la cosse de l’inanité, pour adresser à un dieu opaque les vociférations d’une détresse sans nom.
Formulations elliptiques, torsions syntactiques et néologismes, déflagrations onomatopéiques et frémissements allitératifs tissentune trame poétique serrée, une prosodie vigoureuse qui accorde à la langue toute sa liberté sonore et associative.
Cette poésie poignante, souvent noire et désespérée, suscite l’admiration pour sa capacité à nous immerger – avec une grande économie de moyens – dans un paysage intérieur où les mots sont érigés comme des stèles, sans pour autant jamais verser dans une mystification symbolique. Une écriture directe, claquante, qui ose traverser les grands espaces de tribulations intimes pour retrouver la puissance – barbare ou douce, amicale ou violente – d’un logos qui se fait chair : « Glissent hors de la nuit les mains et les lèvres / Barbouillées d’une idée fixe / Couper le vide en deux / Le polir par les larmes / y graver / des mots». De cette tension tout à fait consciente entre clarté de l’adresse (« les mots que je sais ») et véhémence prophétique s’écoule la noirceur spirituelle de ces vers, religieux au sens fort. Et par un geste d’espérance ultime, malgré la violence de l’incarnation, se dégage l’intuition d’une lumière :
[…] je cherche alors
La rupture l’aventure la clôture
Au moins la déviation d’un souffle
Tout juste le temps
De dépister la mort
Un recoin Qui ne me serre pas le cœur comme de l’asthme
Ou un rat et qu’il me laisse au moins un trait
De lumière comme une porte qui ferme
mal