HÉTÉROGRAPHE

Hétérogtraphe a été fondée à Lausanne (CH) au printemps 2009 et a publié dix numéros jusqu’en 2013. Semestrielle, brochée (avec illustrations d’auteur), environ cent pages par numéro, elle était publiée par les Editions d’en bas (www.enbas.ch), et diffusée en librairie. Le sous-titre indique que la revue Hétérographe était un espace mouvant et ouvert, qui militait pour un décloisonnement des identités, se situant clairement du côté du queer, du questionnement des orientations sexuelles ou des genres, ce qui est déjà en soi le propre de la littérature.

Chacun des 10 numéros (disponible gratuitement en ligne) présente cinq à sept textes littéraires, couvrant un éventail très large de styles et de genres : auteurs francophones (Célia Houdart, Claudine Galea, Alban Lefranc, …) ou en traduction française (Laurence Ferlinghetti, Antonella Anedda, Michal Witkowski, Sharon Olds, Adrian Schiop…), sans oublier les voix inconnues ou à redécouvrir d’une littérature sans frontières (Qiu Miaojin, Sandro Penna, Georges Borgeaud, Leonid Dobythchine, Yéghiché Tcharents, Tatamkhulu Afrika, W.H.Auden…). Le cahier central (16 pages) est signé par un plasticien/photographe (Emmanuelle Antille, Martial Leiter, Diego Sanchez, …) et chaque parution présente également des entretiens fouillés (Judith Halberstam, Didier Eribon, Dennis Cooper, Marcela Iacub, Judith Butler, …) et des articles d’approfondissement allant de la science-fiction à la théologie, en passant par le cinéma, la philosophie et – bien sûr – la littérature. La revue a édité quatre numéros thématiques : le numéro 4 (Les auteurs de la rédaction), le numéro 6 (Enfance, avec Albertine, Claude Ponti, Kathy Ytak, Anne Percin, ….), le numéro 8 (Migrations) et le numéro 10 (À poil et à plumes).

Dimanche 24 novembre 2013. Le foyer de l’Arsenic – centre de création scénique de Lausanne – brillait de ses plus beaux feux: 16 artistes romands offraient à Hétérographe, revue des homolittérature ou pas :  un chant du cygne aux accents de Crash Fest. Dix perfos, des riffs de guitare aux vibrations d’un didgeridoo ou au doux silence d’un effeuillage de statue, pour passer en revue les dix numéros de cette publication outre-genre. Nostalgie… et petit retour en arrière : mardi 27 mai 2008, devant le tout nouveau Mémorial pour les victimes homosexuelles du nazisme, à Berlin, je songeais au fait qu’un lieu au centre de la ville était indispensable à la mémoire blessée, celle d’une communauté de marginaux de toutes sortes que l’histoire avait privés (et prive encore !) de voix. À Lausanne, trois mois plus tard, nous étions déjà sept à penser que cette utopie pouvait passer par la littérature. Un nouveau projet collectif était né, celui d’une revue qui transgresse les genres, qui décloisonne les identités, en ouvrant tout grand les portes de l’imagination. Le premier numéro du semestriel – avec, entre autres, des inédits de Sandro Penna et de Philippe Rahmy, et un entretien de Jack Judith Halberstam,– voyait le jour en octobre 2009, enfanté par un comité de rédaction d’homos et d’hétéros (impossible de les distinguer !), de théologiens et de metteurs en scène, de poètes et narrateurs plurilingues, par une graphiste talentueuse et un éditeur fou. Trop beau pour être si facile: nous n’imaginions pas encore les résistances inattendues auxquelles s’exposait une entreprise si ambitieuse. Les milieux littéraires ou gay semblèrent dès le début assez peu attirés par la déstabilisation du genre, par le minage des identités : certains nous assenèrent que la littérature n’avait pas besoin de ghettos ni d’étiquettes (bien entendu !), d’autres nous rétorquaient que les enjeux étaient ailleurs, loin de l’imaginaire et d’une queer attitude qui risquerait de rendre caduques les (indispensables) revendications politiques. Les instances publiques de financement, elles, furent plutôt séduites par le projet, lui permettant d’éclore, quitte à devenir de plus en plus frileuses par la suite: après deux ans, la Loterie Romande nous coupa sa subvention car la revue s’adressait « à un public restreint et, au demeurant, averti » ; Pro Helvetia a sonné le glas de notre existence deux ans plus tard, en nous signifiant que la fondation « en principe n’alloue de soutien qu’à des revues consacrées à des auteurs suisses » (nous avions publiés entre-temps 26 compatriotes, ainsi que neuf portfolios d’artistes estampillés ch, et des dizaines d’articles de plumes helvétiques !). Certes, des penseurs géniaux comme Didier Eribon, Judith Butler ou Achille Mbembe débordent les si étanches frontières nationales, ainsi que des auteur.e.s comme Olivia Rosenthal ou Dennis Cooper (je puise au hasard dans nos sommaires) ; bien sûr, l’éventail des plumes éditées par la revue – toujours en première francophone – était ouvert aux quatre vents de la littérature : France, Italie, Allemagne, Grande-Bretagne, Arménie, Albanie, Algérie, Afrique du Sud, URSS, Pologne, USA, Mexique, Brésil, Chili, Haïti, Taiwan (excusez le désordre) ; et nous avions même publié une pute (Grisélidis Réal), un pied-noir assassiné (Jean Sénac) et un pédophile notoire (Tony Duvert), outre quelques suicidaires et des irréguliers de tout bords. Trop peu ceci, trop cela, nous avions horreur des étiquettes et c’est peut-être ce qui nous a été fatal… J’exagère ? Si des adolescents gay italiens se jettent encore par la fenêtre et des militants camerounais croupissent dans les prisons d’Etat, si la Russie de Poutine peut édicter des lois liberticides et des Saoudiens lapider leurs pédés, il faut bien entendu encore lutter par les moyens du militantisme. Mais notre rêve était plus modeste : à travers la charge subversive d’une littérature qui transgresse les nations et les préjugés – qui ouvre des espaces de parole, qui fédère les minorités –, offrir un lieu de rencontre et de discussion à un lectorat exigeant et curieux. Nous avons fini par baisser pavillon, mais nous ne baisserons pas les bras. Les anciens numéros sont toujours disponibles – 1000 pages de littérature trans-outre-genre & queer… au fond, nous en sommes assez fiers… (Pierre Lepori)

« Le Courrier », 20 NOVEMBRE 2013 – par Anne Pitteloud

C’est la fin d’une aventure qui a duré cinq ans et donné 1000 pages de littérature queer et de réflexions hors des sentiers battus: depuis 2008, Hétérographe, «revue des homolittératures ou pas:», partage un «regard décapant, voire déstabilisant, sur les questions de genre, entre dis-identité et nouvelles appartenances, entre dissidence et utopie», dit l’édito de son 10e et dernier numéro, une édition spéciale «A poil et à plumes» qui creuse le thème de l’animalité. Car c’est une triste nouvelle: le manque de soutien financier contraint l’équipe à jeter l’éponge.
 Pour marquer le coup, Hétérographe invite à célébrer son «apocalypse joyeuse» lors d’une Crash Fest qui promet d’être aussi poétique que déjantée, dimanche dès 17h à l’Arsenic de Lausanne: avant de se trémousser sur le dancefloor, on a hâte de découvrir l’hommage rendu à la revue par dix artistes, comédiens et metteurs en scène, qui ont chacun choisi un numéro à partir duquel imaginer une performance. Parmi eux, les incontournables Greta Gratos et Oscar Gomez Mata, le trio Eric Devanthery & Rachel Gordy & Marc Berman, Sophie Solo, Emilie Blaser ou encore Théo&dora.
«Pour nous, le bilan humain et littéraire est très positif», relève l’écrivain et journaliste Pierre Lepori, fondateur d’Hétérographe. «Nous avons découvert des auteurs dont on ne soupçonnait pas l’existence, ainsi que des chercheurs passionnants travaillant sur des thèmes comme la transsexualité ou la prostitution. C’était aussi une expérience collective fantastique.» Une richesse que reflètent les dix numéros de la revue bisannuelle (lire encadré). Pendant cinq ans, elle a contribué à la réflexion sur les frontières de genre en les questionnant avec intelligence, en déplaçant leurs limites et en ouvrant d’autres perspectives. Revue littéraire de qualité, elle a aussi joué un «rôle social» alors que la lutte contre l’homophobie est loin d’être terminée. «Ces derniers mois, six adolescents se sont suicidés en Italie», rappelle Pierre Lepori.

Comment expliquer alors le manque de soutien des institutions? Plusieurs facteurs ont sans doute joué, à commencer par le positionnement de la revue, entre littérature et militantisme. «Pour les associations de soutien aux homosexuels, nous sommes une revue littéraire, tandis que la Loterie romande nous reproche de nous adresser à un ‘public restreint et averti’, et Pro Helvetia de ne pas assez nous engager pour la littérature suisse», commente Pierre Lepori. Hétérographe a pourtant publié 26 écrivains et 9 artistes helvétiques, ainsi que des traductions d’auteurs alémaniques et tessinois; son équipe de rédaction est suisse, tout comme sa présidente Silvia Ricci Lempen et son éditeur.
«Nous pensons que ce reproche est une excuse: Pro Helvetia manque de budget, elle doit couper quelque part et nous ne correspondons pas assez à ses critères, qui sont également identitaires.» Et Pierre Lepori de déplorer que les institutions ne veillent pas justement à la diffusion des littératures minoritaires. «Il faut soutenir la culture pointue, c’est elle qui aide à la croissance de la démocratie et fait avancer les questions sociales.»
Si ces deux défections ont poussé la revue à mettre la clé sous la porte, Pierre Lepori évoque plus largement le peu d’intérêt de la presse pour les différents numéros d’Hétérographe et le manque d’abonnés (de 250 au maximum, il est retombé à 150). Enfin, le modèle de la revue papier ne serait globalement plus rentable, même s’il en naît chaque année. Et de conclure: «Puisque nous n’arrivons pas à financer une revue, pourquoi ne pas devenir une collection au sein d’une maison d’édition?» L’idée est lancée, espérons qu’elle germe… Et en attendant, que la fête soit belle! I

Depuis 2008, Hétérographe a publié 60 textes de création dans les genres de la poésie, de la prose et du théâtre, signés par des auteurs connus ou non, de Suisse mais aussi d’Europe, d’URSS, d’Amérique latine et d’Afrique, d’Asie et des Etats-Unis. Dans chaque numéro, ces inédits côtoient des articles sur des thématiques trans-inter-outre-genre (explorant des territoires allant de la science-fiction à la biologie, de l’anthropologie à l’opéra), des entretiens (avec Denis Cooper, Didier Eribon ou Olivia Rosenthal), des critiques de romans ou de films, ainsi que le portfolio d’un artiste plasticien (on y a croisé Emmanuelle Antille ou Martial Leiter).La revue a aussi consacré trois numéros à des dossiers spéciaux: la migration, l’enfance et l’animalité, sujet de la dernière livraison «A poil et à plumes», qui fait également un détour par le végétal. On y lira notamment un entretien exclusif avec la papesse du queer Judith Butler (paru dans Le Courrier du 11 novembre dernier, notre journal publiant depuis les début d’Hétérographe l’un de ses articles en avant-première); mais aussi des inédits signés du grand W. H. Auden, de plumes internationales (Brésil, Grèce, Haïti) et suisses (Claire Sagnières, Marie Gaulis et Fabio Pusterla), le tout ponctué par les dessins de l’artiste romande Barbara Cardinale.