Le roman Sans Peau (Editions d’en bas, 2013), publié sous le tire Grisù en 2007 chez Edizioni Casagrande, a été traduit de l’italien par l’auteur. La suspecte notion de fidélité à l’original ne s’est pas appliquée et les plus malins retrouveront des chemins inattendus en confrontant les deux versions. Franchir la frontière intime entre deux idiomes n’est pas un acte innocent ; le corps de la langue s’hybride, il devient trans- et inter-genre. Et tant pis pour les bonnes mœurs.
Nous sommes tous engoncés dans une langue, qui n’est pas naturelle, mais qui tremble jusqu’aux entrailles, et qui a souvent résonné en nous bien avant qu’elle ne se charge de sens. Elle est la peau fragile de notre moi liquide. Dans nos sociétés, ce lien tend à se naturaliser au nom d’une notion univoque d’identité, « introduite de force dans les mentalités modernes comme une fiction » (Bauman). Se traduire, se transgresser linguistiquement, n’est pas (seulement) une coquetterie ou un désir d’acculturation, car on ne sort jamais indemne d’une trahison, celle d’une langue maternelle : l’air qu’on respire alors est plus dense, moins transparent, le sol se dérobe sous nos pieds.
« L’expérience [de la traduction] n’est pas celle d’une fixation sur laquelle on pourrait prendre appui, mais celle d’une déstabilisation qu’il s’agit de faire valoir. Si autant de discours s’acharnent à grand renfort d’exigence et de morale à rendre la lecture de la traduction indiscernable, si l’on cherche constamment à se l’approprier à grands coups de ‘justesse’, de ‘fidélité’ ou d’‘adéquation’, peut-être n’est-ce que pour juguler l’inquiétude que la traduction inscrit dans l’ordre littéraire et philosophique. » (Arno Renken, Babel heureuse)
Article: La Traduction comme déstabilisation (par Mathilde Vischer)
Créoliser la Suisse (« Passages », décembre 2013)
Tout écrivain devrait être « bâtard », dit l’immense poète franco-algérien Jean Sénac. Ou du moins un « négrillon » ne maîtrisant pas sa langue, comme l’auteur martiniquais Patrick Chamoiseau. La Suisse n’est pas créole – son plurilinguisme étant construit sur la séparation territoriale des langues – mais elle nous offre la possibilité d’une infraction, d’une trahison de la langue maternelle et du terroir paternel. Être exilé dans son propre pays, se situer à la marge de soi-même, délocalisant la fiction identitaire qui nous plastronne, bref: être au bord du langage « ni en lui ni hors de lui, sur la ligne introuvable de sa côte » (Derrida). Même dans une Confédération tiède et policée, l’écriture a peut-être ce pouvoir – résiduel – de braver la frontière, de concasser les héritages dans la déraison d’un Louis Wolfson, cet « étudiant de langues schizophrénique » qui écrivait en 1970 un roman fuyant la langue de sa mère pour lui opposer « des mots entiers, idéalement indécomposables, à la fois liquides et continus » (Deleuze).
Nous avons la chance de vivre dans un lopin d’Europe où la traduction est une pratique nécessaire, une respiration communautaire, mais il ne faut pas s’y méprendre : « À l’idée d’une traduction égalisatrice procédant par translation, équivalence latérale – s’oppose la joie d’une traduction respiratoire, idiote et descendant dans le corps idiot, dans la matière incompréhensible de chaque langue (…) : c’est l’expérience du voyage dans un grand puits de mémoire et d’oubli » (Valère Novarina).
Dans mon vécu – et dans le vôtre peut-être également –, plusieurs strates linguistiques: les échos des Marches et de la Vénétie d’où venaient mes grands-parents maternels, le dialecte des vallées tessinoises du côté paternel, puis l’italien de l’école et des études à Florence ; à Berne ensuite, l’allemand, et plus encore le français lausannois, depuis quinze ans.
Il m’était donc inévitable, devenant écrivain, de me poser la question de la langue : ni d’ici ni d’ailleurs, à défaut d’être migrant (et d’en souffrir les affres), j’ai pu m’exiler de plus en plus d’une certitude, celle d’une langue monolithique. D’où le besoin de m’auto-traduire, de me trahir, tout en trahissant toujours mes origines (dans les sonorités bâtardes d’un francophone à l’accent italien). Et de ne plus me décider pour une seule langue.
Y a-t-il une différence fondamentale entre l’écriture dans sa langue maternelle ou dans une autre ? Entre une traduction et une auto-traduction ? Je ne crois pas, sauf si on s’appuie sur une idée moralisante de la traduction. Le philosophe Arno Renken a consacré une étude déterminante à cette idée de traduction « amorale », Babel heureuse. Il y affirme avec finesse: « L’expérience (de la traduction) n’est pas celle d’une fixation sur laquelle on pourrait prendre appui, mais celle d’une déstabilisation qu’il s’agit de faire valoir. Si autant de discours s’acharnent à grand renfort d’exigence et de morale à rende la lecture de la traduction indiscernable, si l’on cherche constamment à se l’approprier à grands coups de ‘justesse’, de ‘fidélité’ ou d’adéquation’, peut-être n’est-ce que pour juguler l’inquiétude que la traduction inscrit dans l’ordre littéraire et philosophique».
Transgresser le monolinguisme affirme le mouvement perpétuel de la langue, la liberté qui trébuche à chaque pas, à chaque mot. Qui déborde pour inventer des mondes balbutiants. Une idée utopique ? Oui, mais… comment oublier que 50% de la population mondiale est déjà, de facto, bilingue ou plurilingue (comme le rappelle David Bellos) ? Créolisons la Suisse, donc, en nous appuyant sur nos incertitudes et nos transgressions, et sur les multiples langues qui traversent et tissent notre espace de vie.
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